Alphaville



Damien Sausset, Paris Photo 2023

Et si toute la pratique de Philippe Chancel se plaçait entièrement sous l’angle de la sidération. La sidération comme choix de sujet mais aussi comme interrogation sur ce que peut encore dire la photographie dans un monde inondé de visuels. Ce fut initialement le rituel délirant d’une population asservie à une utopie politique en Corée du nord (DPRK, 2006) puis la révélation d’invisibles – ces travailleurs esclavages aux Emirats (Workers, 2010). Plus récemment, Datazone (2019), proposait un tour du monde halluciné de situations en excès – Fukushima au Japon, pollution du delta du Niger, tremblement de terre en Haïti, pavillons des chefs de guerre à Kaboul, cité antique et oubliée de Méroé, etc. Chez Philippe Chancel, la sidération dépasse le simple étonnement. Elle n’est pas plus une pétrification comparable à ce regard de la Méduse figeant celui qui osait la regarder. La sidération n’a pas pour destination d’être une fin en soi, ni même un objectif ou le support euphorique à quelques aventures. Elle s’affirme surtout comme un projet, une manière de s’en prendre à l’épaisseur de notre monde pour en révéler l’impensé. Elle indique en creux cette injuste apathie que nous inculte continuellement notre société contemporaine à longueurs de slogans. Injure envers nous-même et notre inconscient, envers le monde et le réel, envers cet autre que nous ne savons plus ni voir ni accueillir, tout cela le projet évidemment engagé de Philippe Chancel nous invite à le redécouvrir et même à y percevoir, aussi étonnant que cela puisse paraitre, une possibilité de ré-enchantement.


Autant dire que l’irruption fracassante d’une pandémie constituait pour cet arpenteur idéaliste la confirmation éclatante d’une sidération prenant soudain place ici, sous nos yeux, à nos portes mêmes. Lorsqu’il déambule dans les rues de Paris aux premiers jours d’un confinement drastique, Philippe Chancel déplace la figure du flâneur baudelairien vers celle d’un visiteur visionnaire percevant dans l’abandon de l’espace public une métaphore de notre monde et sans aucun doute une possibilité inouïe de fixer autrement une capitale si connue. Disparus les passants, les quidams, les hordes de touristes, les voitures et scooters. L’imposition d’une forme de réclusion révélait la ville à elle-même, soudain libérée du poids pesant de ses habitants. Ce vide n’était pas prétexte à quelques images inquiétantes. Pas de volonté de faire de ce désert un théâtre fantasmatique d’une guerre oubliée, pas de clin d’œil à tous ces films catastrophes avec leurs villes désertes, ravagées, hantées. Nul fléau visible, pas de destructions immodérées, de voitures abandonnées au grès d’exodes soudains. Au contraire, Philippe Chancel s’amuse à cadrer non sans tendresse une série de vues devenus au fils des décennies des lieux communs de la photographie. Mais, au constat lucide, imparable, il substitue un entre deux. Entre la clarté et l’obscurité, entre la révélation et la disparition, chaque image est mise en abime, affichant une sorte de nuits américaine factice. Baigné d’une lumière faussement crépusculaire, l’avenue de l’Opéra, le Louvre, la rue de Rivoli, les quais de la scène, la rue Royale y deviennent des mises en suspend de nos mémoires : lieux si étrangement familier, identique à eux même et pourtant si contraire à notre expérience d’une ville toujours habitée. Plus loin, il fixe Barbès tel une Babel abandonnée puis enregistre une vitrine de boutique de luxe cédant à un SDF son pas de porte. Ici et dans quelques autres clichés, la ville libère ses ambiguïtés et étale sa voluptueuse capacité d’être toujours un chaudron ou derrière la beauté classique de ses façades et de ses avenues haussmanniennes surgit un monde de conscrits, anciens soutiers de notre économie, seuls garants d’une vie continuant à pulser au creux d’un décor devenu factice à force d’être vu. Par de légers décadrages, Philippe Chancel ouvre la ville à ce qu’elle n’est pas, indéniable théâtre ouvert à d’autres histoires ; terrain de jeux sans limites puisque plongé dans le présent de son abandon. Il y a dans ces images de la jubilation, celle d’être là, à ce moment précis d’épiphanie et de sidération. Alors, évidemment, il y a aussi l’ombre, cette ombre immense qui nous habite à l’évocation de ce souvenir, terrible moment de doute et de peur, en somme d’incertitude sur notre futur. Mais, la sidération devient par grâce d’un regard affiné la possibilité de l’hallucination, autant dire la possibilité de donner enfin corps à nos rêves. « La réalité ambiante a disparu affirmait Gustave Flaubert dans une correspondance de décembre 1866. Je ne sais plus ce qu’il y a autour de moi. J’appartiens à cette apparition exclusivement ». Or, dans cette série, Philippe Chancel nous dit simplement que ce qui nous sauvera viendra toujours de l’extérieur.














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